Papillon léger, léger

I. Etre ou ne pas être classé

Habiter le monde est l’art premier de l’homme qui, dans la précarité comme dans l’abondance, la discrétion ou l’ostentation, l’éphémère ou la durée, par nécessité ou par jeu, se ménage un lieu où se poser, se reposer et ultimement reposer. Cet espace de vie enracinée — qu’on l’appelle foyer, maison ou génie du lieu — est une manière d’aménager du possible qui atteste de la faculté de symbolisation propre à l’humain.

Ces configurations symboliques, on est en droit de penser que la richesse de leur infinie variété — qu’on y voie la marque du goût (bon ou mauvais), le témoignage documentaire d’un savoir-faire, la trace d’un vécu voire la charge d’une émotion — est encore une manière de déjouer la manie de l’esprit moderne qui n’a de cesse de les inventorier et de les classer. Même dotée des meilleures intentions du monde (et les principes des Lumières n’en manquent pas), l’esprit moderne, plus encore que du vide (qui ne le reste jamais très longtemps avec lui), a par dessus-tout en horreur l’innommable, l’inclassable, bref tout ce qui échappe aux catégories de l’entendement et du jugement. À cet égard, on pourrait presque dire que le savant, à l’instar du commerçant ou du joueur, est inlassablement en quête de la martingale qui conjurera l’incertain et ramènera tout artefact, toute pratique non répertoriée à des catégories toujours plus raffinées afin de s’assurer que la plus infime parcelle de ce monde soit dûment inventoriée, cartographiée et classée.

Ce phénomène de réification de la culture et de la pensée (spéculative ou poétique, conceptuelle ou plastique) en une sélection d’œuvres dites « classiques », parce que classées, a suscité l’inquiétude de nombre d’intellectuels et d’artistes depuis la fin du XIXe siècle, qui fut aussi bien celui des historiens que des musées. C’est là, entre autres, ce que Georg Simmel a qualifié de « tragédie de la culture » et Hannah Arendt de « crise de la culture » dans deux textes demeurés célèbres. Quand les conservateurs prétendent défendre la vie culturelle, c’est la culture elle-même qui se vide de toute vie.

Le musée illustre exemplairement cette compulsion moderne à épingler — tels des papillons dont on tient à s’assurer qu’ils ne s’envoleront plus — toute tentative humaine pour figurer et reconfigurer le monde en un espace respirable, à vouloir compulsivement figer le souffle de l’esprit en une collection de pensées et de formes comme autant de curiosités à contempler et à analyser ou, au contraire, comme des prétendues lois de la nature humaine dont la reproduction et la perpétuation sont les garants de notre univers conditionné et climatisé qui donne la liberté pour acquise quand il s’agit pourtant toujours de la conquérir.

L’énigme de l’homme se réduit alors à un problème auquel il convient de trouver le plus rapidement possible une solution afin que rien ne vienne troubler le tranquille ordonnancement muséal de notre histoire et de notre mémoire — quitte à passer à côté de l’essentiel, à savoir l’irrésolution native de l’homme qui s’exerce à la vie en risquant des propositions qui ne résolvent aucun problème mais posent question. Penser ne se conçoit dès lors plus que comme un mode opératoire qui consiste à classer, et transmettre devient un impératif patrimonial — du « devoir de mémoire » à la recherche de ses racines, du culte des monuments historiques à la passion de la généalogie, de la généralisation de l’anamnèse psychanalytique au goût du rustique et à l’obsession de l’authentique.

Cette obsession trahit notre hantise de ne pas nous souvenir d’un présent que nous ne pouvons plus éprouver que sur le mode nostalgique. Or, lestée d’une surabondance d’informations et d’objets comme jamais dans l’histoire de l’humanité, notre mémoire peine à s’activer faute de pouvoir oublier, et nous interdit en définitive de nous projeter dans le futur, dont chacun sait bien au fond qu’il se construit au présent et n’a de signification que pour nos contemporains. Toutes les capsules spatio-temporelles à destination du futur éclatent comme des bulles de savon aussitôt qu’elles nous échappent — preuve que l’air du futur, pas plus que celui du passé, n’est respirable, et que l’un et l’autre n’existent que solidement arrimés au présent. Le passé n’est pas ce qui s’est passé, ni ce qui ne passe pas, mais ce qui se passe, et le futur, pas davantage ce qui va nous arriver mais ce qui nous arrive à nous, ici et maintenant, dans l’instant. Nous ne nous souvenons pas d’hier, nous nous souvenons aujourd’hui. Et demain ne viendra pas puisqu’il est déjà là. Cessons de croire que demain regarde derrière notre épaule pour apercevoir le passé. Le mémorial censé convoquer le souvenir du passé ou en appeler à la mémoire du futur n’est que le mur que nous érigeons autour de nous afin de nous convaincre que nous sommes « à l’intérieur » et que le dehors n’existe pas.

Il ne s’agit pas pour autant de faire table rase et d’abolir les musées ou de plaider naïvement (c’est-à-dire encore sur le mode nostalgique) pour le naturel, le spontané, l’instinctif ou tout autre leurre antimoderne car, pour l’être symbolique qu’est l’homme, ce ne sont là que des codifications comme les autres. Continuons d’ériger des monuments et visitons les musées pour nous rappeler à nous-mêmes mais surtout n’oublions pas de nous relier au monde (au sens étymologique de la religion ou au sens métaphorique du commerce) autrement que dans les rétroviseurs du musée, de la mémoire ou de l’histoire.

II. Le vrai musée ou l’hétérotopie domestique

« L’idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du xixe siècle », écrivait Michel Foucault.

La prolifération moderne de la forme muséale nous conduit toutefois à nous interroger sur les motivations de cette muséomanie qui s’empare de nos sociétés, sorte d’anamnèse compulsive pour contrer la dissolution de plus en plus rapide de nos repères culturels qui fait de nous non plus les dépositaires d’une mémoire historique mais les collecteurs de notre propre mémoire qui ne parvient plus à se cristalliser. Au musée encyclopédique, construit sur le modèle du Louvre qui annonçait lui-même ce mouvement d’inventaire infini, vient désormais se greffer, telle une prothèse mnémonique, la notion de patrimoine qui contribue à transformer le monde en un vaste musée pour les touristes de notre propre histoire que nous sommes devenus.

Notre époque a opéré le passage du monumentum — concrétisation et pérennité de la mémoire commémorée par la mémoire vivante — au « monument » qui cherche son sens dans l’édifice plutôt que dans sa destination, comme le nota dès 1903, dans Le Culte moderne des monuments, Alois Riegl, cet historien de l’école de Vienne, contemporain et compatriote de Freud. Ce présent éternisé, qui inverse le rapport historiciste à la ruine et même son rapport esthétique, comme dans le cas de constructions délibérées de « ruines » dans les jardins du XVIIIe et du XIXe siècles, serait plutôt une anticipation de la ruine, soit une archéologie au futur.

Cet effet muséal est exemplairement illustré par le musée des demoiselles Comte, de Marsac, dont Alexandre Vialatte rend compte dans ses Chroniques de 1952 : « On avait eu des musées de tout : de médailles, de sculpture, de l’homme, du chapeau mou en fer forgé, du tableau en boutons de culotte, des musées de père mort, de crapauds, de vipères, d’os de vaches et de maréchaux en timbres-poste. Il ne manquait qu’un musée d’objets qui ne fussent pas des objets de musée, le musée de l’Objet Quelconque. Les demoiselles Comte, de Marsac, deux sœurs, ont comblé cette lacune. C’était une Grande Idée. Elles l’ont réalisée en léguant à leur mort leur mobilier mis sous vitrines, dans une salle du premier étage de leur maison, ce qui fait un très joli musée “du mobilier de son voisin” ou de “fille d’armurier auvergnat du vingtième siècle”. Tout le monde peut le voir, il n’en coûte que 10 F. On entre par la cuisine, on monte l’escalier noir : ensuite on regarde et on reste rêveur. Je garantis qu’on en revient lourd de pensées. Qu’a-t-on vu… ? Mais que n’a-t-on pas vu… ? Un rêve à ras du sol. Un vrai billet de cinq francs, sous globe, et les monnaies les plus récentes, tout ce qu’on a soi-même dans sa poche, mais encadré, serti, soclé, couché sur velours ouatiné, étiqueté en bâtarde et en ronde. Un dieu Mars très ressemblant, en faux bronze artistique, “article soigné pour cadeau de fête”, portant une étiquette attachée à son cou comme une boîte de facteur : “— notre chère Marraine, ses trois filleuls reconnaissants.” Un lapin empaillé extrêmement instructif. […] Et ça, c’était une grande idée. Car ce n’est même pas le musée du Banal, l’antimusée, celui des choses qui, contrairement à celles des autres établissements, seraient toutes également non remarquables (il contient par hasard des choses à demi curieuses). C’est beaucoup mieux. L’antimusée est un musée comme les autres, il n’en diffère que par l’objet : c’est un musée d’objets antimusée, il présuppose un choix comme tout vrai musée. Ici c’est tout le contraire, le choix n’existe pas, — la limite serait l’univers sous vitrine —, de sorte qu’en ne le cherchant pas le musée de Marsac a réussi à être le comble même du musée non-musée, et par là le musée des musées puisqu’il n’expose pas autre chose que ce qui est en commun à tout musée : la transfiguration de l’objet par la vitrine. C’est le musée de l’optique spéciale à la vitrine, et c’est par là qu’il plonge dans la philosophie. Car je ne cherche pas à me tricher (le musée de Marsac humilie les superbes) : j’y ai pris un plaisir extrême. Et c’est à cause des étiquettes, des socles et du velours grenat. »

L’antimusée de l’objet non muséal n’est donc pas un phénomène aussi isolé ni récent qu’il y paraît. Un parallèle entre cet antimusée et un nouveau type de musées qui fleurit à la fin du xixe siècle vient d’ailleurs spontanément à l’esprit : je veux parler des musées ethnographiques, comme celui du Trocadéro qui ouvre en 1884 sous la direction d’Ernest-Théodore Hamy, et qui s’inspire aussi bien des modèles muséologiques venus des pays scandinaves (comme le Nordiska Museet de Stockholm ouvert en 1875) que des modèles muséographiques proposés par le musée Grévin, dont l’ouverture est antérieure de deux ans (1882) : on peut en effet y découvrir, entre autres choses, « un intérieur breton composé de sept mannequins grandeur nature ». Ce musée sera bientôt scindé en un musée de l’Homme, auquel va s’intéresser de près l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, et un musée des Arts et traditions populaires sous la houlette de Georges-Henri Rivière, père des écomusées, cette extension à l’échelle du monde de l’expérience des sœurs Comte suivant cette logique patrimoniale.

On peut même dire que cette manière de muséaliser le monde, qui propose, chez les sœurs Comte, un simulacre du musée, c’est-à-dire, un « musée de musée », le « musée de l’idée du musée » comme le dit encore Vialatte et que je qualifierais pour ma part d’hypermusée, s’il trouve son pendant critique dans ce qu’on a coutume d’appeler la critique institutionnelle en art (suite au geste inaugural de Duchamp qui révéla la logique muséale), se retrouve aussi dans le concept du Corbusier qui évoque, dans L’Art décoratif d’aujourd’hui, ce que pourrait être le « vrai musée », à savoir « celui qui contient tout, qui pourra renseigner sur tout lorsque les siècles auront passé ».

Lorsque Claudia Radulescu envisagea de faire conserver une habitation sociale unifamiliale a priori ordinaire de Sint-Jozef pour en faire à son tour un « vrai musée » dans la perspective d’une « archéologie du futur », c’était en un tout autre sens que le rêve de musée total du Corbusier, qui ne comprendrait pas que des objets « de grande parade, de grande vanité, de grand chatouillement » pour témoigner de notre siècle à l’adresse des générations futures. Contrairement à l’antimusée, qui « présuppose un choix comme tout vrai musée », comme l’avait bien noté Vialatte, le projet de Claudia, s’il ne prétend pas échapper à tout choix, est en ce sens plus proche de l’hypermusée des sœurs Comte.

Il conviendrait plus justement de parler à ce propos d’un « musée vrai » au sens où chaque intérieur domestique apparaît tel un « petit musée » intime, harmonieux où ce ne serait plus l’institution qui écrit l’histoire officielle, conformément à la doxa et aux exigences d’une expertise externe, d’un temps et d’un lieu incarnés par des objets soigneusement et rigoureusement sélectionnés à cet effet — fable habile qui donne le change à l’histoire, contrefaçon dont la crédibilité historique a tout du teint cireux des personnages du musée Grévin et dont la plausibilité sociologique tient de cette pseudo-science qu’est la statistique —, mais bien l’agencement des objets qui raconte leur propre histoire à qui veut l’entendre. Ce qui est préservé ne ressortit alors plus de l’ordre de l’exemplaire, du modal, du typique, du beau ou de l’édifiant mais de ce qui résiste à toute saisie catégorique mortifère. L’intime domestique ne tolère que la perplexité et la sidération enchantées du visiteur, et convoque l’humain invité à se manifester dans le partage et à se prolonger dans l’incitation à de nouvelles rencontres.

III. Quand Claudia rencontra Maria

On pourrait faire démarrer cette histoire — qui a tout d’un roman — avec la proposition d’un curateur, Johan Debruyne, désireux de « réveiller Sint-Jozef » en invitant des artistes à investir cette commune de Bruges, capitale culturelle européenne, en 2002. Claudia fut présentée à plusieurs habitants et visita quelques-unes de ces habitations sociales construites à partir des années 1930. Ce qui frappa de prime abord Claudia à Sint-Jozef fut l’agencement des maisons, toutes semblables et toutes différentes à la fois, dont on pouvait voir l’intérieur sans indiscrétion puisque le regard était comme invité à plonger dans la pénombre jusqu’au fond du jardin, entre les rideaux encadrant le vase soigneusement disposé dans la « vitrine » du rez-de-chaussée. Elle en conçut l’idée d’y construire un « petit musée » sur le modèle des maisons unifamiliales de Sint-Jozef. Cette maison, comme découpée dans le pâté de maisons environnant, aurait été placée telle une sculpture. Des plans furent dessinés en ce sens par le bureau d’architecture b.o.a..

Pourtant, aussitôt que Claudia rencontra Maria De Waele et fut introduite dans sa maison, elle comprit instantanément qu’il convenait plutôt de conserver cette demeure en l’état. Avec quelques mots échangés et un peu de temps partagé — un peu d’humanité en somme — la personne de Maria s’était irrémédiablement substituée au personnage anonyme de son pannel d’habitants ordinaires et la maison de Maria avait émergé de la catégorie de la maison-type.

C’est que Maria n’était en réalité rien moins qu’une habitante typique d’une habitation standard dans une aire résidentielle ordinaire. Fille d’Antoine De Waele, maître ébéniste qui avait conçu et réalisé le mobilier de l’église de Sint-Jozef et qui rénova cette maison familiale pour y abriter et élever, avec son épouse Florence, née Matthys, leurs six enfants, tous nés dans la maison familiale, Maria fit des études de stylisme et d’art en cours du soir à l’académie de Bruges. Elle travailla comme relieuse, tout comme sa sœur Christiane, et aussi comme animatrice dans un atelier protégé. Sa vocation artistique trouva à s’exprimer non seulement dans des dessins de scènes de la vie quotidienne de Sint-Jozef et des environs, mais surtout dans cette maison dont elle devint propriétaire après le décès de son père et où elle vécut avec sa mère jusqu’au décès de cette dernière. Maria prit ainsi, en quelque sorte, la relève de son père qui avait consacré beaucoup de son temps et de son talent pour aménager cette demeure, et elle conçut son intérieur domestique par des subtiles installations artistiques à partir d’objets choisis, de mobilier familial et de dessins de sa main. Son frère aîné, Jozef, sera lui aussi ébéniste et travaillera pour les musées de Bruges tandis que des plus jeunes, Adolf sera mécanicien, Luc, régent en arts plastiques et Cécile, fonctionnaire de l’État, dont la fille Ann, anthropologue, recueillit des témoignages de la vie de Maria, et le fils Jan, ingénieur-architecte, fut associé au projet après la disparition de Maria en 2006.

Maria, elle-même artiste — même si elle n’avait pas cette prétention — n’avait pas attendu la venue d’artistes, de commissaires d’exposition ou de conservateurs de musée pour faire de sa maison une œuvre d’art, et elle accepta spontanément et presque naturellement la proposition de Claudia d’ouvrir sa maison au public comme un « vrai musée ». Une demande de classement fut introduite par Claudia comme une manière de jouer et de ruser avec l’institution, et la maison de Maria fut inaugurée officiellement en tant que musée et œuvre, suivant son souhait, en présence des autorités communales. Maria se piqua au jeu et décida de léguer sa maison à la ville mais les arcanes administratives puis, après son décès, les affaires de succession eurent raison de cette entreprise. Néanmoins, la famille, sensible à la marque d’intérêt pour l’œuvre de leur sœur défunte et souhaitant respecter sa dernière volonté, aida grandement à ce que puisse être présenté, au moins partiellement, l’intérieur de la maison de Maria aux Établissements d’en face, à Bruxelles. Jozef, Cécile et Jan, en particulier, se sont dépensés sans compter pour veiller à ce que cet événement soit à la fois conforme aux intentions de Claudia et à l’esprit de Maria.

IV. Construire une maison

Une maison est toujours à construire. Jamais finie. Toujours quelque chose à réparer, à remplacer, à rafraîchir, à changer. La maison est toujours à faire et à refaire.

Sachant qu’une modification de combinaison entre les quatre molécules d’ADN dans la structure de notre double hélice produit un individu mutant, obtient-on une maison mutante quand on déplace un meuble ou qu’on soulève le tapis ? Est-ce qu’en changeant le papier-peint, on change l’empreinte génétique de la maison ? La différence entre deux maisons tient-elle à la disposition du vase à langues de belle-mère sur l’appuie fenêtre ?

Habiter une maison, est-ce habiter le monde ? Habiter, est-ce se loger, résider à demeure ? Est-ce trouver sa place, marquer son territoire ? Commence-t-on à habiter une maison quand on laisse des marques de coups de pied dans le bas des portes, quand on casse le pied d’une chaise, qu’on défonce les cousins du sofa ou qu’on brise la vaisselle, quand on invite les voisins ou quand on y a aimé ?

Une maison c’est, avant même un toit au-dessus de sa tête ou une chambre à soi, la forme que l’on donne aux relations entre l’intérieur et l’extérieur, entre des fonctions et des nécessités, mais surtout entre ses occupants. Toute maison est une histoire qui raconte les histoires de ses occupants, mais aussi de leurs objets, de leur mobilier, littéralement, de leur intérieur. L’inventaire de ces objets se présente comme la cartographie de cet espace habité et des relations entre ses protagonistes (les occupants de la maison et ses visiteurs mais aussi les personnes imaginaires avec lesquelles ils dialoguent). La poésie incorporée de ces objets associés, combinés, arrangés, assemblés, de cette liste de compositions, défie l’exhaustivité, épuise la logique et son énoncé hypnotique exerce une fascination certaine sur l’esprit moderne.

La maison de Maria nous apparaît telle qu’elle était au moment précis où Claudia la découvrit, tout comme les gens conservent toujours pour nous le visage qu’on leur a connu enfant, adolescent ou adulte. Mais à quoi ressemblait la maison de Maria quand elle n’était pas encore la maison de Maria ? Ou du moins avant qu’elle n’ait été fixée par l’objectif de Claudia, d’Harald, d’Alain et des autres ? Ou sont les photos de famille de la maison de Maria ?

V. Vivre et laisser vivre (les objets)

On peut choisir d’habiter le monde ou d’être habité. Ethnologue de l’intime, spéléologue de nos cristallisations symboliques, sémiologue de nos structures désirantes, Claudia Radulescu retrouve quelque chose de la légèreté éphémère du vol du papillon, capable cependant de déclencher des séismes émotionnels par un simple battement d’ailes. Habiter le monde prend pour elle le sens d’une traversée des émotions que créent les échanges humains en dessinant des motifs aussi intimes que singuliers. Ce sont bien les échanges qui se tissent entre les humains qui bâtissent ces maisons fragiles comme une toile d’araignée, un campement de fortune, une cellule ou un château-forts : des lieux habités. Habiter ne peut ici se concevoir que comme un acte habité, quitte à habiter les autres car la vie, après tout, n’est-elle pas faite d’emprunts et de prêts ?

Un lieu, un site, un territoire, une demeure peuvent habiter ses occupants autant que ces derniers les habitent. La maison de Maria aura été à la fois sa demeure natale et son tombeau, sa vie et son œuvre, son autoportrait et son portrait de famille. Donnée d’emblée dans son intégrité, sans possibilité d’interprétation sociologique, de possession ou de jouissance esthétique, Maria fait corps avec son œuvre et la seule voie d’accès à cette fragile constellation sensible, son chiffre, est l’humain tel qu’en lui-même dans son immanence : la rencontre se substitue ici à la visite.

La maison de Maria est désormais plus que la maison de Maria : c’est un roman. L’index des personnes impliquées dans le projet depuis son départ avec leurs visées respectives en est l’architectonique, et la généalogie des objets en constitue la structure. Chaque réappropriation de cet héritage, chaque mise en récit, peut ainsi être vue, non plus comme captieuse, mais comme une hétérotopie porteuse d’utopie, c’est-à-dire, d’histoires inédites, de rencontres suscitées — d’imprévisible, d’impondérable, d’inépuisable. L’utopie, pliée dans la maison de Maria, se déploie à présent dans la reprise physique et symbolique de cet héritage par tous les intervenants qui sont entrés dans ce processus, Johan et Claudia, Harald et Margot, Jozef, Cécile et son fils Jan, officiers d’État civil et notaire, auteur de ce texte et graphiste du catalogue, hôtes de la maison de Maria et des Établissements d’en face, jusqu’à ce que les objets retrouvent une vie nouvelle. Vanité de tout recensement, violence de tout classement d’une vie dont on extrairait des « morceaux choisis » ou des « pièces de collection » tandis qu’elle se dissout en poussière de signes.

Ni le classement en soi, ni même cette transhumance aux Établissements d’en face n’étaient sans doute indispensables pour que vive ce projet qui était tout sauf un geste d’artialisation d’un paysage suburbain ordinaire, un monument historique ou une maison d’artiste à classer. La Ville de Bruges ne s’y est du reste pas trompée, qui accorda à Claudia le droit d’apposer la plaque des monuments et sites classés sur la porte de la maison de Maria, mais exigea qu’elle soit posée à l’envers. Car, outre le fait que ce geste symbolique des autorités de la ville portait sur la reconnaissance du projet et non sur celle d’un monument en attente de classement, il s’agit bien ici à la fois d’un antimusée qui défie et court-circuite l’ordre muséal et d’un hypermusée qui fait imploser la logique patrimoniale par le refus de tout critère de classement.

Nul besoin pour subvertir et annuler ces logiques et ces principes conservatoires de savants dispositifs recourant au simulacre, au détournement, à la distanciation ou à la dénonciation, pas davantage besoin d’invoquer du participatif ou de l’interactif ni de convoquer l’esthétique relationnelle ou contextuelle, pas de lourds arsenaux sociologiques ou psychanalytiques, phénoménologiques ou sémiologiques, juste la rencontre improbable de deux étrangères l’une pour l’autre pour faire surgir la poésie insurrectionnelle de la vie humaine : indiscipline de l’art.

Daniel Vander Gucht, août 2006